Tirailleurs Senegalais : L’Hommage Nantais

Le 11 Novembre dernier, un hommage « non-officiel » était rendu à Nantes aux soldats africains morts lors de la première guerre mondiale. Pour des raisons diverses, les organisateurs (Collectif Casa Africa) ont opté pour une cérémonie de dépôt d’une gerbe de fleurs dans la Loire. C’est la deuxième année que ce rendez-vous est tenu, avec une participation limitée mais croissante.

Au delà de la symbolique de l’évènement nantais, c’est le contenu de la thématique qui le sous-tend qui interpelle. Si la contribution active et positive des forces venues d’Afrique à la victoire finale est unanimement affirmée, la matérialisation de la reconnaissance de ses héros africains est un chemin pavé d’obstacles bien plus nocifs que ne fut la guerre. Jean Marc Ayrault, ex-maire de Nantes, peut en témoigner. Il en a été édifié lors de sa visite en 2016 en tant que ministre des affaires étrangères au Sénégal et a eu à rendre un vibrant hommage aux tirailleurs sénégalais en s’inclinant sur leurs tombes au cimetière de Thiaroye.

Le « dossier » de Thiaroye est un cas d’école qui laisse avec un malaise certain ceux qui tentent de le comprendre . Le président du « Cercle du Marronage », Peter Lema, a communiqué à Nantes, aux diverses rédactions médiatiques et aux organisations de la société civile, la copie d’une lettre ouverte adressée aux autorités françaises par un descendant d’une des victimes des faits de Thiaroye.

Nous avons pensé intéressant de relayer ci-dessous cette démarche, tout en y ajoutant une video d’une interview diffusée par TV5 sur la question.

En la mémoire de tous ceux qui ont combattu avec bravoure pour une cause noble.

 

La Lettre de Monsieur BIRAM SENGHOR :

Lettre ouverte aux Présidents de la République de la France et du Sénégal

« Fils de feu M’Bap Senghor, Tirailleur sénégalais tué par l’armée coloniale française le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal), je me suis résolu à vous adresser cette lettre
ouverte après avoir, depuis les années 70, demandé des explications à l’État français sur les circonstances de la mort de mon père.

Mbap Senghor – Tirailleur Senegalais 1944

Sous la présidence de François Mitterrand, le Chef de Cabinet du ministre de la Défense Charles Hernu, s’est ému de ma situation sans pouvoir m’apporter d’explication. Depuis 2015, je n’ai pas reçu le moindre retour à mes courriers au ministère de la Défense puis des Armées me contraignant à saisir la justice alors que le mensonge d’État a été mis au jour par des recherches historiques.
Le 1er décembre 2019, où et comment allons-nous commémorer le 75ème anniversaire de
la mort violente de mon père à Thiaroye ? Lors du 70ème anniversaire, le Président Hollande, devant les tombes anonymes du cimetière militaire de Thiaroye, a reconnu non pas le massacre mais uniquement que les ex-prisonniers de guerre, dont un certain nombre avaient rejoint la Résistance après leur évasion des Frontstalags situés en France, devant être démobilisés à la caserne de Thiaroye, n’avaient pas perçu leur dû et que les armes des militaires français s’étaient retournées contre eux. Il s’agissait d’automitrailleuses et non des fusils des tirailleurs du service d’ordre. Alors que l’État
français a fait croire durant 70 ans que les victimes étaient enterrées dans les tombes
anonymes, en 2014, le Président de la République a contredit le chiffre officiel de 35
tirailleurs morts en annonçant au moins 70 victimes et que l’endroit de leur sépulture
demeurait mystérieux.
Les archives consultables, reflets du récit officiel mensonger, ont été remises au Sénégal
sous forme numérisée en novembre 2014 mais ne sont toujours pas mises à disposition ni
des autres États africains issus du démantèlement des ex AOF et AEF pourtant
copropriétaires de ces archives, ni des historiens et autres chercheurs africains ou
étrangers, et encore moins des populations du continent et de sa diaspora !
Á l’occasion des commémorations du 75ème anniversaire du débarquement de Provence, le
Président Emmanuel Macron a dit solennellement : « Honorés à juste titre par leurs
camarades de l’époque, ces combattants africains, pendant nombre de décennies, n’ont
pas eu la gloire et l’estime que leur bravoure justifiait. La France a une part d’Afrique en
elle et sur ce sol de Provence, cette part fut celle du sang versé. Nous devons en être
fiers et ne jamais l’oublier : les noms, les visages, les vies de ces héros d’Afrique doivent
faire partie de nos vies de citoyens libres parce que sans eux nous ne le serions pas ». Á
cette commémoration, l’écrivain David Diop, auteur de Frère d’âme, a évoqué les fosses
communes de l’Histoire mais Thiaroye est une terre de sang avec ces fosses communes
où se trouve mon père. L’emplacement de ces fosses communes est connu, à l’endroit
même du rassemblement ordonné par les officiers, elles ont été recouvertes d’une dalle de
béton empêchant les familles de récupérer les corps et une se situe au sein du cimetière.
Le terrain étant désormais propriété du Sénégal, la responsabilité de l’exhumation
incombe donc au Chef de l’Etat sénégalais.
Si la France a une part d’Afrique en elle, elle doit alors aider le Sénégal à exhumer les
corps de sans doute plus de 300 victimes dont des blessés achevés à l’hôpital principal de
Dakar. Les autorités françaises ont fait croire que 400 des plus de 1600 rapatriés qui
avaient quitté la métropole le 5 novembre 1944 n’avaient pas embarqué à l’escale de
Casablanca pour diminuer leur nombre et camoufler le réel bilan des victimes du
massacre.
Cette indispensable exhumation permettra de nous approcher de la vérité et de décharger
la mémoire des morts par l’aboutissement du procès en révision de ceux condamnés pour
un crime qu’ils n’ont pas commis : il n’y a jamais eu de rébellion armée au camp de
Thiaroye, mais bien un massacre prémédité d’hommes libres qui ne réclamaient que leurs
justes droits. C’est ce crime de masse que l’État français a voulu dissimuler.
Ils ont tous été spoliés de leur solde de captivité et de leur prime de démobilisation restées
depuis dans les caisses de l’État français qui a fait croire que les rapatriés avaient perçu
l’intégralité de leurs soldes. Les réclamations étaient légitimes.
Aucun État ne peut laisser ses propres soldats, ceux qui se sont battus pour que la France
reste un pays libre, dans des fosses communes. Thiaroye, plus qu’une dette de sang, est
une dette du déshonneur, une ignominie qu’il est plus que temps de laver en tournant le
dos au mensonge d’État.
Le 4 octobre 2019, le Conseil d’État a rejeté ma requête demandant à voir le motif
caviardé d’une sanction infligée à un officier particulièrement compromis dans le massacre
et amnistié. Ce n’est pas un argument juridique qui m’est opposé mais un simple obstacle
matériel. Le motif ne peut pas, en effet, être effacé par une amnistie afin de respecter les
droits des tiers victimes, mais les magistrats ont estimé : « En l’absence d’obligation pour
l’administration d’établir un nouveau document, en procédant à la suppression des
occultations qui y ont été portées, afin de répondre à une demande de communication
d’archives publiques, le ministre de la défense a pu légalement refuser de faire droit à la
demande de M. Senghor » alors que les progrès techniques permettent de voir le motif
sans altérer le document.

Cet arrêt du Conseil d’État m’éloigne davantage de la vérité et de la justice. La saisine de la Commission des Droits de l’Homme est envisagée. J’attends également des jugements pour l’attribution de la mention « Mort pour la France » à mon père en lieu et place du qualificatif déshonorant de « déserteur » et pour obtenir réparation pour toutes les souffrances endurées par ma famille. Comment l’État français peut-il arguer de la prescription alors qu’il a menti sur ce drame pendant tant d’années ?
Messieurs les Présidents de la France et du Sénégal, mais aussi du Mali, de Guinée, de
Côte d’Ivoire, du Bénin, du Burkina Faso, du Togo etc. il est urgent, au-delà des discours,
d’honorer la mémoire de ces soldats africains, engagés volontaires ou non, venus pour défendre la France et son territoire mais, paradoxalement, morts par les armes de l’armée
coloniale française sur le sol africain.
Il faut offrir à chacun d’eux une sépulture décente et leur attribuer la mention « Mort pour la France » en les nommant grâce à la liste des victimes ; il faut innocenter par un procès en révision ceux condamnés à tort et les réhabiliter et enfin il faut restituer à leurs ayants droit les soldes et indemnités spoliées.
C’est dans l’espoir que cet ultime appel à votre responsabilité et à votre devoir de veiller à
un traitement égal de tous les êtres humains, sans aucune distinction de race ou d’ethnie,
de genre ou d’origine, de classe ou de caste, de nationalité, de religion ou de conviction,
ne sera pas vain. La réponse attendue ne peut être que l’exhumation des corps dont celui
de mon père M’Bap Senghor. »


Diakhao/Fatick/Sénégal, le 15 octobre 2019

Biram SENGHOR
81 ans
Adjudant-Chef de Gendarmerie à la retraite